sainte-marie des cabanes

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forteresse de "solitude"

vendredi 22 mai 2015

Castaneda: la connaissance directe du monde.



A cette époque Don Juan fit une déclaration concernant la
différence fondamentale qui existait entre nous. Ce jour-là,
avant d’arriver chez lui j'étais déprimé par le cours de
ma vie, et surtout par quelques intenses conflits person-
nels. J'étais nerveux et maussade.
Notre conversation avait tourné autour de l’intérêt
que je portais à la connaissance, mais comme toujours,
nous parlions chacun d'une chose différente. Pour moi,
il s’agissait de la connaissance rationnelle qui trans-
cende l'expérience, alors qu’il évoquait une connais-
sance directe du monde ambiant.
« Connais-tu le monde qui t’entoure ? demanda-t-il.
– J’en connais bien des aspects.
– Non. Je veux dire : n’as-tu jamais senti le monde qui
existe autour de toi ?
– Je sens ce monde environnant autant que cela m'est
possible.
– Ça n'est pas suffisant. Tu dois tout sentir, sinon le
monde perd son sens. »



J’eus recours à des arguments classiques : je n’avais
aucun besoin de goûter la soupe pour en apprendre la
recette, ni recevoir une décharge. pour comprendre le
phénomène de l'électricité.
« Tu tournes tout en ridicule, répondit-il. A mon avis,
tu veux absolument t'accrocher à tes arguments malgré
le fait qu'ils ne t’apportent rien. Tu ne veux pas changer,
même au prix de ton bien-être.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez.
– Je parle du fait que quelque chose te manque, tu
n’es pas entier, tu n'as pas la paix intérieure. »
Cette remarque m'ennuya. Elle m’offensait, et par
ailleurs je ne lui accordais aucun droit de juger mes
actions et la nature de ma personnalité.
« Tu es rongé par tes problèmes. Pourquoi ?
– Don Juan, je ne suis qu'un homme », lui dis-je d'un
ton geignard. Et immédiatement je me rendis compte
que j’avais fait cette déclaration exactement comme si
souvent j’avais entendu mon père la faire. Implicite-
ment, il s'excusait ainsi d’être faible et sans ressources.
Sa déclaration, comme la mienne, révélait un profond
désespoir.
Don Juan me perça du regard, comme au premier
jour de notre rencontre. Puis il dit :
« Tu penses trop à toi-même, dit-il en souriant, et cela
te donne une étrange fatigue qui t’oblige à effacer le
monde autour de toi, et aussi à t’accrocher à tes
arguments. Moi, par exemple, je ne suis qu’un homme,
mais je ne dis pas cela dans le même sens que toi.
– Dans quel sens, alors ?
– J'ai surmonté tous mes problèmes. Tant pis si
maintenant ma vie s'annonce trop courte pour me
laisser le temps de décrocher toutes les choses que je
désire. Cela n'a pas d’importance. C'est seulement dom-
mage. »
J’aimais le ton de sa déclaration, il ne contenait ni
désespoir ni morosité.

Au cours de ce second cycle d’apprentissage don Juan s’attacha surtout à m'enseigner comment « voir ». Il semble bien que son système de connaissance appelait une différence sémantique entre « voir » et « regarder », pour exprimer deux façons distinctes de percevoir. « Regarder » concernait la manière ordinaire par laquelle nous sommes habitués à percevoir le monde, alors que « voir » supposait un processus extrêmement complexe grâce auquel « l'homme de connaissance » pouvait « voir l'essence » des choses de ce monde.

Dans la vie de tous les jours nous devons faire face à un nombre infini d’interprétations sensées qui, dans cette réalité quotidienne, sont pertinentes. Un exemple très simple réside dans l'interprétation spontanée que nous faisons très souvent chaque jour de la structure d'habitat que nous nommons une « pièce ». Il est évident que nous avons appris à interpréter cette construction nommée pièce en termes de pièce; par conséquent « pièce » constitue une interprétation sensée, car lorsque nous l’interprétons il est absolument indispensable que nous soyons capable de connaître, d’une manière ou d'une autre, tous les éléments qui conduisent à cette interprétation. C'est-à-dire qu’une interprétation sensée réside dans le processus en vertu duquel le praticien se rend capable de connaître toutes les unités de signification nécessaires pour faire des suppositions, des déductions, des prédictions, etc., à propos de la totalité de la situation pertinente à son activité.
Par « praticien » j'entends un participant qui possède une connaissance adéquate de toutes, ou presque toutes, les unités de signification entrant en jeu dans son système particulier d’interprétation sensée. Don Juan était un praticien, c’est-à-dire un sorcier connaissant tous les niveaux de la sorcellerie.
C’est en tant que praticien qu'il essaya de me rendre accessible son système d’interprétations sensées. Dans ce cas l'accessibilité équivalait à un processus de re-socialisation par lequel seraient acquises de nouvelles façons d'interpréter les résultats sensoriels.
J’étais l’« étranger », celui qui n’a pas la capacité de faire des interprétations intelligentes et adéquates des unités de signification propres à la sorcellerie.
Don Juan, le praticien qui me rendait son système accessible, avait pour tâche de déranger cette certitude particulière que je partage avec tous les hommes : la certitude que nos vues pleines de « bon sens » sur l’existence du monde sont définitives. En se servant des plantes psychotropiques, et grâce à des contacts bien contrôlés entre cet autre système et moi-même, il réussit à me faire prendre conscience du fait que mon opinion sur le monde ne pouvait pas être définitive puisqu'il s'agissait seulement d’une interprétation.
Depuis des milliers d’années, ce phénomène vague que nous désignons sous le nom de sorcellerie, a été pour l’Amérindien une pratique sérieuse et sincère comparable à notre pratique de la science. Il est indubitable que notre difficulté à le comprendre réside dans l'existence d’unités de signification qui nous sont restées étrangères.

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