Hier soir, don Juan a commencé à me faire pénétrer dans
son savoir. Nous sommes restés assis dans le noir devant sa
maison. Après un long silence, il s’est soudain mis à parler.
Il a dit qu’il utiliserait les mots que son bienfaiteur avait
utilisés le premier jour de son apprentissage. Apparemment,
don Juan les savait par cœur, et il les a répétés plusieurs fois
de suite, pour être sûr de ne pas en oublier. « Un homme
va au savoir comme il part pour la guerre, bien réveillé, avec
de la peur, du respect, et une assurance absolue. Aller vers
le savoir ou partir pour la guerre d’une autre façon est une
erreur, et celui qui la commet vivra pour regretter ses pas. »
Je lui ai demandé pourquoi il en était ainsi, et il m’a dit
que lorsque ces trois conditions étaient remplies, il ne pouvait
avoir de fautes à se reprocher. Dans ces conditions, ses actions
ne pouvaient présenter ce caractère hésitant qui est la marque
de la sottise. Si l’on échouait, si l’on connaissait la défaite,
on avait seulement perdu une bataille, et il n’y avait pas lieu
de s’apitoyer là-dessus.
Il a ajouté qu’il allait tout m’expliquer sur un « allié »
éventuel, à la façon dont son bienfaiteur s’y était pris avec
lui. Il a beaucoup insisté sur ce parallélisme, et il a répété
la phrase plusieurs fois de suite.
« Un allié, a-t-il dit, c’est une puissance à laquelle on peut
faire appel dans la vie, pour apporter une aide, un conseil,
et qui peut donner la force nécessaire pour accomplir certains
actes, petits ou grands, bons ou mauvais. Cet allié est
nécessaire pour rehausser la vie d’un homme, guider ses actes,
approfondir son savoir – dans ce domaine, il est indispensable ». Don Juan avait dit cela avec une conviction profonde.
Il semblait choisir ses mots avec soin. Il a répété quatre fois
la phrase suivante :
– Un allié vous fera voir et comprendre des choses sur
lesquelles aucun homme ne pourrait vous éclairer.
– Cet allié ne serait-il pas comme un ange gardien ?
– Ce n’est ni un gardien ni un ange. Il aide.
– Le Mescalito est votre allié ?
– Non, le Mescalito, c’est une autre sorte de puissance
unique ! Un protecteur, un maître.
– En quoi le Mescalito diffère-t-il d’un allié ?
– On ne peut pas le dompter et l’utiliser comme on le ferait
d’un allié. Le Mescalito est extérieur. Il choisit de se
manifester sous diverses formes à différentes personnes, sans
se soucier de savoir s’il s’agit d’un brujo ou d’un garçon de
ferme.
C’est avec une profonde ferveur que don Juan a dit que
le Mescalito nous enseignait « la façon convenable de vivre ».
Je lui ai demandé comment, et don Juan à répondu qu’il nous
le montrait.
– Comment cela ?
– Il a de nombreuses façons de nous le montrer, de la main,
sur un rocher, un arbre, ou juste comme cela, devant soi.
– Comme une image devant soi ?
– Non, un enseignement devant soi.
– Est-ce que le Mescalito parle à la personne ?
– Oui, mais pas avec des mots.
– Comment parle-t-il, alors ?
– Il parle différemment à chacun.
Je sentais que mes questions l’agaçaient, aussi me suis-je
arrêté. Il a ajouté que pour connaître le Mescalito, il n’existait
pas d’itinéraire fixe. Seul le Mescalito pouvait enseigner
quelque chose sur lui-même, ce qui en faisait une puissance
unique, différente pour chacun.
D’un autre côté, l’acquisition d’un allié, d’après don juan,
nécessitait un enseignement rigoureux, dont les étapes ne
supportaient pas la moindre erreur. Il existait de nombreuses
puissances alliées en ce monde, a-t-il ajouté, mais il n’en
connaissait bien que deux. Il allait m’initier à leurs secrets,
mais ce serait à moi d’en choisir un, car je ne pouvais en
prendre qu’un seul. L’allié de son bienfaiteur avait été la yerba
del diablo, mais don Juan ne l’aimait pas trop, encore qu’il
en connût les secrets. Son allié à lui, c’était humito, la petite
fumée. Il ne s’étendit pas sur la nature de cette fumée.
Je lui ai posé des questions à ce sujet, sans obtenir de
réponse. Après un long silence, je lui ai demandé :
– Un allié, quelle espèce de puissance est-ce ?
– Une aide. Je vous l’ai déjà dit.
– Et comment aide-t-il ?
– Un allié est une puissance capable de transporter un
homme hors de ses limites. C’est ainsi qu’un allié peut
apporter des révélations impossibles à un être humain.
– Mais le Mescalito aussi vous emporte hors de vos limites.
Cela n’en fait-il pas un allié ?
– Non. Le Mescalito vous sort de vous-même pour vous
enseigner quelque chose. Un allié pour vous donner un
pouvoir.
Je lui ai demandé de m’expliquer cela en détail, ou de me
décrire la différence d’effet entre les deux. Il m’a longtemps
regardé puis il est parti à rire. Il m’a dit que l’enseignement
par la conversation était une perte de temps idiote, parce
qu’apprendre, c’était la chose la plus difficile qu’on pût
entreprendre. Il m’a demandé de me remémorer la recherche
de mon endroit, et comment j’avais essayé de le trouver sans
me donner le moindre mal, en attendant qu’il me donne les
indications. S’il l’avait fait, je n’aurais rien appris. Mais
sachant la difficulté de le trouver, et surtout qu’il existait,
cela m’avait donné confiance. Il dit que tant que je resterais
enraciné à mon « bon endroit », je ne courais aucun danger
physique, car j’étais assuré d’être en ce point au mieux de
mes possibilités. Cela me donnait la force de balayer tout ce
qui aurait pu me nuire. Si, par contre, il m’avait révélé ou
ce point se trouvait, je n’aurais jamais eu la confiance
nécessaire pour prétendre à la vraie connaissance. C’est ainsi
que la connaissance donnait le pouvoir.
Don Juan m’a dit qu’à chaque fois que l’on entreprend
d’apprendre, il faut se donner autant de mal que lorsque
j’avais découvert mon endroit, et les limites de ce qu’on
apprend sont déterminées par notre nature. Il était donc
inutile de parler de savoir. Certaines formes de savoir étaient
trop puissantes pour la force dont je disposais, et en discuter
ne pouvait me faire que du mal. Il ne semblait pas avoir envie
d’en dire davantage. Il s’est levé et il est allé vers la maison.
Je lui ai dit que cette situation me dépassait. Ce n’était pas
ainsi que j’avais imaginé les choses ou que je les avais souhaitées.
Ces frayeurs étaient bien naturelles, a-t-il dit. Tous nous les éprouvons et il n’y a rien à y faire. D’un autre côté, et malgré la frayeur qu’inspire cette étude, il est plus terrible d’imaginer un homme qui ne disposerait ni d’un allié ni de savoir.
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