Me décrivant son professeur, don Juan a utilisé le mot diablero. J’ai appris plus tard que ce mot est seulement utilisé par les Indiens du Sonora. Il désigne un personnage malfaisant qui pratique la magie noire et qui est capable de se transformer en bête – un oiseau, un chien, un coyote, une créature quelconque. Au cours d’un de mes séjours au Sonora, j’avais connu une expérience bizarre, qui montrait bien les sentiments des Indiens sur les diableros. J’étais au volant la nuit, en compagnie de deux amis indiens, lorsque j’ai vu, traversant la route, un animal qui ressemblait à un chien. Un de mes compagnons a affirmé qu’il ne s’agissait pas d’un chien, mais d’un énorme coyote. J’ai ralenti et je me suis arrêté au bord de la route pour aller jeter un coup d’œil à cette bête. Il s’était arrêté dans la lumière des phares, et il est resté là quelques secondes avant de disparaître dans le « chaparral ». Sans aucun doute possible, il s’agissait d’un coyote, sauf qu’il était deux fois plus gros. Tout émus, mes amis ont reconnu que ce n’était pas une bête ordinaire, et l’un deux a suggéré que c’était peut-être un diablero. J’ai profité de cet incident pour interroger les Indiens du coin sur leurs croyances concernant l’existence des diableros. J’ai parlé à beaucoup de gens, en leur racontant mon histoire, et en leur posant des questions. Voici trois conversations qui montrent leurs réactions.
– Croyez-vous que c’était un coyote, Choy ? ai-je demandé
au jeune homme après avoir écouté son histoire.
– Qui sait ? un chien sans doute. Trop gros pour un coyote.
– Et si c’était un diablero ?
– Tout ça, c’est des blagues. Ça n’existe pas.
– Pourquoi dire cela, Choy ?
– Les gens s’imaginent des choses. Si vous aviez attrapé
cet animal, je parie que vous auriez vu qu’il s’agissait d’un
chien. Une fois, j’avais affaire dans une autre ville, je me suis
levé avant le jour et j’ai sellé un cheval. J’allais partir quand
j’ai vu sur la route une forme sombre. On aurait dit une bête
énorme. Mon cheval s’est cabré, je suis tombé de ma selle.
Je n’en menais pas large. Eh bien, cette ombre, c’était une
femme qui allait à pied à la ville.
– Vous voulez dire, Choy, que vous ne croyez pas aux
diableros ?
– Les diableros I Qu’est-ce que c’est, un diablero ? Dites-
moi seulement ce que c’est !
– Je l’ignore, Choy. Manuel, qui était avec moi en voiture
cette nuit-là, a dit que ce coyote était peut-être bien un
diabIero. Alors vous pourriez peut-être me dire ce que c’est,
un diablero ?
– On prétend qu’un diablero, c’est un brujo (sorcier) qui peut prendre
la forme qu’il veut. Mais tout le monde sait bien que ce sont
des blagues. Ici, dans le coin, les vieux sont toujours en train
de raconter des histoires de diableros. Mais les jeunes n’y
croient pas.
– Et de quel animal s’agissait-il, à votre avis, dona Luz ?
ai-je demandé à cette femme entre deux âges,
– Dieu seul le sait, mais je crois bien que ce n’était pas
un coyote. Il existe des choses qui ressemblent à’ des coyotes,
et qui n’en sont pas. Ce coyote courait-il, ou bien était-il en
train de manger ?
– Il était immobile, mais je crois que quand je l’ai aperçu,
il mangeait.
– Vous êtes sûr qu’il ne transportait pas quelque chose
entre ses dents ?
– Peut-être. Mais quelle différence cela fait-il ?
– Eh bien, s’il portait quelque chose entre ses dents, alors
ce n’était pas un coyote,
– Et c’était quoi, alors ?
– Un homme. Ou une femme.
– Mais comment appelle-t-on ces gens-là, dona Luz?
Elle n’a pas répondu. Je lui ai encore posé des questions,
mais sans succès. Elle a fini par dire qu’elle n’en savait rien.
Je lui ai demandé si ce n’était pas ce qu’on appelait des
diableros, et elle m’a répondu que diablero c’était un des noms
qu’on leur donnait.
– Vous connaissez des diableros ? lui ai-je demandé.
– J’ai connu une femme. Elle a été tuée. Quand cela s’est
passé, j’étais encore une petite fille. On prétendait que cette
femme pouvait se changer en chienne. Une nuit, un chien
a pénétré dans la maison d’un blanc pour y voler du fromage.
Le blanc a tué le chien avec un fusil de chasse, et à l’instant
précis où ce chien mourait dans la maison du blanc, la femme
est morte dans sa cabane. Les gens de sa famille sont tous
ensemble allés voir le blanc et ils ont exigé une indemnité.
Et le blanc a payé pour cette mort en bon argent.
– Mais comment pouvaient-ils exiger une indemnité, si
c’était seulement un chien qu’on avait tué ?
– Ils ont dit que le blanc savait qu’il ne s’agissait pas d’un
chien, parce qu’il y avait d’autres personnes avec lui, et tout
le monde avait vu ce chien se mettre debout sur ses pattes
de derrière comme un homme, afin d’atteindre le fromage
qui se trouvait sur un plateau accroché au plafond. Ils
guettaient le voleur parce que chaque nuit, on venait dérober
le fromage du blanc. Et cet homme a tué son voleur en sachant
bien que ce n’était pas un chien.
– Existe-t-il encore des diableros de nos jours, dona Luz ?
– Ces choses-là sont secrètes. On prétend que les diableros
n’existent plus, mais j’en doute, parce qu’un des membres
de la famille du diablero doit apprendre ce que sait le diablero.
Les diableros ont des lois à eux, et la première, c’est qu’un
diablero doit enseigner ses secrets à quelqu’un de sa famille.
– A votre avis, Genaro, c’était quoi, cet animal ? ai-je
demandé à un vieillard.
– Un chien venu d’un des ranchos des environs. Quoi
d’autre ?
– Un diablero.
– Un diablero ? Vous êtes fou I Cela n’existe pas, les
diableros.
– Vous voulez dire qu’il n’y en a plus de nos jours, ou
bien qu’ils n’ont jamais existé ?
– Dans le temps, oui, ils ont existé. Tout le monde sait
cela. Mais, ils faisaient peur aux gens et on les a tués.
– Qui les a tués, Genaro ?
– Tous les gens de la tribu. Le dernier diablero que j’ai
connu, c’était à S... Il a tué des douzaines, peut-être même
des centaines de gens avec ses sortilèges. On ne pouvait pas
accepter cela, alors les gens se sont rassemblés, ils l’ont attrapé
par surprise une nuit, et ils l’ont brûlé vivant.
– C’était il y a longtemps, Genaro ?
– En mille neuf cent quarante-deux.
– Vous l’avez vu ?
– Non, mais on en parle encore. Il n’est pas resté de
cendres, même pas le poteau, qui pourtant était fait de bois
vert. On n’a retrouvé qu’une énorme flaque de graisse.
Don Juan avait dit que son bienfaiteur était un diablero, mais il n’a jamais révélé où il avait acquis son savoir, et jamais il n’a donné l’identité de son maître. En fait, don Juan a dit fort peu de choses sur sa vie personnelle. Je sais seulement qu’il est né dans le Sud-Ouest en 1891 ; qu’il a passé presque toute sa vie au Mexique ; qu’en 1900, sa famille a été déportée par le gouvernement mexicain vers le centre du Mexique, en même temps que des milliers d’autres Indiens du Sonora. Et ils y ont vécu, ainsi que dans le sud du Mexique, jusqu’ en 1940. Comme don Juan a énormément voyagé, son savoir peut donc aussi bien être le résultat de nombreuses influences diverses. Il se considère lui-même comme un Indien de Sonora, mais je ne sais pas si l’on doit donner comme contexte à son savoir uniquement la culture des Indiens du Sonora. Aussi n’est-ce pas ici mon intention de déterminer exactement son milieu culturel précis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire