Dans nos conversations, don Juan utilisait constamment
l’expression « homme de savoir », sans jamais expliquer ce
qu’il entendait par là. Je le lui ai demandé.
– Un homme de savoir, c’est quelqu’un qui a suivi
fidèlement les épreuves de l’étude. Un homme qui, sans hâte
et sans hésitations, est allé aussi loin qu’il l’a pu dans la
recherche des secrets de la puissance et du savoir.
– N’importe qui peut-il devenir un homme de savoir ?
– Non, pas n’importe qui.
– Alors que faut-il faire pour devenir un homme de savoir ?
– Il faut affronter et vaincre quatre ennemis naturels.
– On sera un homme de savoir après avoir vaincu ces
quatre ennemis ?
– Oui. On ne saurait prétendre être un homme de savoir
sans être capable de les vaincre tous les quatre.
– Alors, tous ceux qui ont vaincu ces quatre ennemis sont
des hommes de savoir ?
– Celui qui les a vaincus devient un homme de savoir.
– Mais existe-t-il des conditions particulières à remplir
avant d’affronter ces ennemis ?
– Non. Tout le monde peut essayer de devenir un homme
de savoir. Peu y parviennent, ce qui est bien naturel. Les
ennemis que l’on rencontre en chemin sur la route du savoir
sont véritablement formidables. La plupart y succombent.
– De quels ennemis s’agit-il, don Juan ?
Il a refusé de me nommer ces ennemis. Il a dît que ce serait
très long avant que le sujet ait un sens pour moi. J’ai insisté
et je lui ai demandé si à son avis j’avais personnellement une
chance de devenir un homme de savoir. Il m’a répondu que
personne ne pouvait en être sûr. J’ai à nouveau insisté pour
savoir s’il existait des indications permettant de déterminer
si j’avais une chance de devenir un homme de savoir. Cela
dépendrait de ma lutte contre les quatre ennemis – saurais-je
les vaincre ou serais-je vaincu par eux ? – mais il était
impossible de prévoir l’issue du combat.
Je lui ai alors demandé si grâce à la sorcellerie ou à la
divination, il pourrait prévoir les résultats de cette lutte. Il
a sèchement répondu qu’il était impossible de prévoir cela,
car être un homme de savoir, ce n’est qu’un état temporaire.
Quand je lui ai demandé d’expliquer cela, il m’a répondu :
– Etre un homme de savoir, cela n’a pas de permanence.
On n’est jamais un homme de savoir, vraiment. On ne le
devient que pour un bref instant, après avoir vaincu les quatre
ennemis naturels.
– Vous devez me dire, don Juan, qui ils sont.
Il ne m’a pas répondu. J’ai encore insisté, mais il a
abandonné ce sujet et il a commencé à parler d’autre chose.
Dimanche 15 avril 1962
Je m’apprêtais à partir, et j’ai décidé de lui demander
encore une fois de me parler des ennemis d’un homme de
savoir. Mon argument, c’était que je ne pourrais pas revenir
le voir avant pas mal de temps, et que ce serait peut-être une
bonne idée de noter ce qu’il avait à me dire à ce sujet pour
pouvoir y réfléchir tout le temps de mon absence.
Il a hésité un moment, puis il s’est mis à parler.
– Lorsqu’un homme commence à apprendre, ses objectifs
ne sont jamais clairs. Son dessein est vague, ses intentions
imparfaites. Il espère en tirer un bénéfice qui ne se
matérialisera jamais, dans son ignorance des difficultés de
l’étude.
Il commence ensuite lentement à apprendre – par petits fragments d’abord, puis par vastes pans. Bientôt ses pensées se heurtent, ce qu’il apprend n’est pas ce qu’il avait imaginé, cela n’a pas l’aspect qu’il attendait, il prend peur. Le savoir est toujours inattendu. Chaque étape soulève une nouvelle difficulté, et la peur commence à envahir l’homme, impitoyable, opiniâtre. Il devient comme un champ de bataille.
Il vient ainsi de buter contre le premier de ses ennemis naturel : la peur. C’est un ennemi terrible – traître, difficile à surmonter, toujours caché au détour du chemin, à vous guetter. Et si, terrifié par sa présence, il se sauve, son ennemi aura mis un terme à sa recherche.
– Et qu’arrive-t-il à l’homme qui s’enfuit sous l’effet de
la peur ?
– Rien d’autre, sauf de ne plus jamais rien apprendre.
Jamais il ne deviendra un homme de savoir. Ce sera peut-être
un bravache, ou un couard inoffensif ; de toute façon, un
vaincu. Son premier ennemi aura mis un terme à ses
ambitions.
– Et que peut-on faire pour surmonter cette peur ?
– La réponse est simple. Ne pas se sauver. Défier sa peur,
et malgré elle, avancer dans le savoir, pas à pas. On peut
être profondément effrayé, sans pour autant s’arrêter. Voilà
la règle. Puis le moment viendra quand le premier ennemi
reculera. L’homme commencera à se sentir sûr de lui. Son
dessein deviendra plus délibéré. L’étude ne sera plus pour
lui une tâche insurmontable. A ce moment, on peut prétendre
à juste titre avoir vaincu le premier ennemi naturel.
– Mais, don Juan, cela arrive-t-il d’un seul coup, ou petit
à petit ?
– Petit à petit, cependant la peur est vaincue d’un seul
coup, vite.
– L’homme n’aura-t-il pas peur à nouveau, si quelque
chose d’autre lui arrive ?
– Non. Lorsqu’un homme a vaincu la peur, il en est quitte
pour le reste de ses jours, car la clarté a remplacée la
peur – une clarté de l’esprit qui efface la peur. Mais alors
un homme connaît ses désirs, il sait comment les satisfaire.
Il peut s’imaginer les nouvelles étapes du savoir, tout se trouve
baigné d’une clarté violente. Il sent que plus rien n’est caché.
Il vient de rencontrer son deuxième ennemi, la clarté. Cette
clarté d’esprit, si difficile à atteindre, si elle dissipe la peur,
aveugle également.
Elle pousse l’homme à ne jamais douter de lui-même. Elle
lui donne l’assurance de pouvoir faire tout ce qu’il veut, car
il semble voir clairement au fond des choses. Il est courageux
parce qu’il est clair, rien ne l’arrête pour la même raison.
Or tout cela n’est qu’une erreur. C’est comme une chose
incomplète. Si l’on cède à cette puissance apparente, on est
devenu le jouet du deuxième ennemi, et l’apprentissage s’en
trouvera tout faussé. La précipitation remplacera la patience,
ou le contraire. Et conséquence de ces erreurs, il lui deviendra
impossible de rien apprendre.
Est-ce la mort le résultat ?
– Non, il ne meurt pas. Son deuxième ennemi l’a
brutalement empêché de devenir un homme de savoir. Au
lieu de cela, il deviendra peut-être un guerrier plein de
vaillance, à moins que ce ne soit un pitre. Mais cette clarté
qu’il a chèrement acquise ne se changera jamais en peur ou
en obscurité à nouveau. Et cela pendant toute sa vie, mais
il n’apprendra plus jamais rien. Il n’en aurait d’ailleurs nulle
envie.
– Et que convient-il de faire pour éviter une telle défaite ?
– Faire comme lorsqu’on était en proie à la peur. Défier
cette clarté, et ne l’utiliser que pour voir, attendre avec
patience avant de faire un autre pas que l’on aura
soigneusement préparé. Surtout, ne pas oublier que la clarté
constitue presque une erreur. Le moment viendra où l’on
comprendra que cette clarté n’était en somme qu’un point
devant le regard. C’est ainsi que le deuxième ennemi aura
été surmonté, et que l’on parviendra à l’endroit où plus rien
de mal ne peut arriver. Il ne s’agira plus d’une erreur, ni
d’un simple point devant les yeux. Ce sera la vraie puissance.
L’homme saura alors que la puissance qu’il poursuit depuis
si longtemps lui appartient enfin. Il en fera ce qu’il voudra.
Il a son allié à ses ordres. Ses désirs font loi. Il voit tout ce
qui l’entoure. C’est ici qu’il rencontre son troisième ennemi,
le pouvoir.
C’est le plus puissant de tous ses ennemis. Le plus facile,
naturellement, est d’y céder. Après tout, l’homme est
vraiment invincible. Il commande. Il commence par prendre
des risques calculés, il finit par dicter les règles, puisqu’il est
le maître.
A ce stade, on remarque à peine le troisième ennemi qui
s’approche. Et soudain, sans qu’on s’en aperçoive, la bataille
est perdue. L’ennemi a fait de lui un homme capricieux et
cruel.
– Perdra-t-il sa puissance ?
– Non, il ne perdra ni sa clarté ni son pouvoir.
– Qu’est-ce qui le distinguera alors d’un homme de savoir ?
– L’homme vaincu par sa puissance meurt sans avoir
vraiment appris à s’en servir. Cela n’aura été qu’un fardeau
pesant sur sa destinée. Cet homme n’aura pas su se dominer,
il ignore quand et comment se servir de cette puissance.
– La défaite aux mains de ces ennemis est-elle définitive ?
– Naturellement. Si l’un de ces ennemis maîtrise l’homme,
il ne lui reste rien à faire.
– Est-ce possible, par exemple, que vaincu par sa
puissance, l’homme s’en rende compte et s’amende ?
– Non. Une fois que l’on a succombé, c’est fini.
– Et s’il n’est que temporairement aveuglé ?
– Cela signifie alors que le combat continue, et qu’il
s’efforce encore de devenir un homme de savoir. L’homme
n’est vaincu que lorsqu’il ne fait plus d’efforts, et qu’il s’y
abandonne.
– Alors, don Juan, un homme peut-il se laisser aller à la
peur pendant des années, avant de finalement la conquérir ?
– Non. S’il s’est abandonné à la peur, jamais plus il ne
la vaincra. Il n’osera plus jamais apprendre. Mais si pendant
des années, en proie à la peur, il a continué à apprendre,
il en viendra finalement à bout, parce qu’en fait il ne s’y est
jamais abandonné
– Comment peut-il vaincre son troisième ennemi, don
Juan ?
– Il lui faut le défier délibérément. Il doit comprendre que
cette puissance qu’il lui a semblé conquérir ne sera en fait
jamais à lui. Il doit se dominer à chaque instant, manier avec
précaution et fidélité tout ce qu’il a appris. S’il voit que la
clarté et la puissance, sans la raison, sont encore pires que
l’erreur, alors il atteindra le point où tout est sous son
contrôle. Il saura alors où et comment exercer ce pouvoir,
et c’est alors qu’il aura vaincu son troisième ennemi.
« L’homme sera alors au terme de ce voyage à travers le
savoir, quand presque sans prévenir surgira le dernier de ses
ennemis, la vieillesse. C’est le plus cruel de tous, le seul qu’il
ne pourra pas vaincre complètement, mais seulement tenir
en respect.
« On n’éprouve plus alors de peur, la clarté d’esprit ne
provoque plus d’impatience – la puissance est maîtrisée, mais
on est pris aussi du désir opiniâtre de se reposer. Si l’on s’y
abandonne totalement, si l’on se couche et qu’on oublie, la
fatigue venant comme un apaisement, la dernière bataille sera
perdue, son ennemi l’abattra comme une créature âgée et sans
défense. Son désir de retraite obscurcira clarté, puissance et
savoir.
« Si l’homme cependant surmonte sa fatigue et accomplit
son destin, on pourra vraiment l’appeler homme de savoir,
même s’il n’a pu qu’un bref moment repousser son dernier
ennemi invincible. Ce moment de clarté, de puissance et de
savoir aura suffi. »
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