Le jeudi 30 septembre 1965, je suis allé voir don Juan. Ces états de réalité non-ordinaire s’étaient répétés, malgré mes efforts pour m’en débarrasser, sur les conseils de don Juan. Il m’a semblé que cela empirait, et la durée de ces états augmentait. J’étais devenu très sensible au bruit des avions. Lorsqu’ils passaient au-dessus de moi, leurs moteurs captivaient mon attention, à tel point qu’il me semblait suivre l’avion, ou même être à bord. C’était une sensation inquiétante, car je ne pouvais y échapper.
Don Juan m’a attentivement écouté lui donner tous les détails. Sa conclusion : je souffrais d’un manque d’âme. J’ai précisé que ces hallucinations s’étaient répétées depuis la dernière fois ou j’avais fumé ces champignons, mais il a affirmé qu’il s’agissait d’une évolution. D’après lui, d’abord j’avais eu peur et j’avais rêvé de « choses sans signification ». Maintenant je me trouvais vraiment ensorcelé. La preuve, le bruit des avions suffisait à m’emporter. D’ordinaire, affirmait-il, c’était le bruit d’un ruisseau ou d’une rivière qui pouvait ensorceler un' homme ayant perdu son âme, pour l’entraîner à la mort. Il m’a demandé de lui décrire tout ce que j’avais fait juste avant ces hallucinations. Je lui ai raconté tout ce que j’ai pu retrouver. Et c’est d’après ces données qu’il a déterminé l’endroit où j’avais perdu mon âme.
Don Juan semblait sérieusement inquiet, ce qui n’était pas fréquent chez lui. Et cela n’a fait qu’augmenter mon inquiétude. Il ne savait pas trop qui pouvait bien retenir mon âme prisonnière, mais c’était certainement quelqu’un qui souhaitait me tuer, ou au moins me rendre très malade. Il m’a ensuite donné des instructions très précises concernant une « attitude de combat », une position qu’il me faudrait garder alors que je serais à l’endroit bénéfique que j’avais découvert. Il était indispensable de conserver cette position de combat (una forma para pelear).
Je lui ai demandé à quoi cela allait me servir, et contre qui j’allais me battre. Il m’a répondu qu’il allait partir à la recherche de ce qui m’avait pris mon âme, pour essayer de la reprendre. Pendant tout ce temps, j’étais censé rester à ma place bénéfique, pour attendre son retour. Cette position de combat était en fait une précaution, au cas où il se passerait quelque chose pendant son absence, et je devrais m’en servir si l’on m’attaquait. Cela consistait à me frapper le mollet et la cuisse de la jambe droite tout en tapant du pied gauche, dans une sorte de danse que je devais exécuter en faisant face à mon agresseur.
Il me faudrait faire cela dans un moment de crise, mais tant que le danger n’était pas en vue, je n’avais qu’à rester assis en tailleur à mon emplacement. En cas de grave danger, je pouvais également avoir recours à une solution extrême – il fallait alors jeter un objet à l’ennemi. D’habitude, m’a-t-il dit, on jette un objet de puissance, mais comme je n’en possédais pas, je pourrais me servir d’un caillou qui tiendrait dans ma paume droite et que je retiendrais avec mon pouce. Il ne faudrait utiliser cette technique qu’en cas de danger de mort. Au moment de lancer l’objet, il me faudrait pousser un cri de guerre, cri qui aurait pour effet de diriger l’objet vers son objectif. Il a bien insisté sur le choix de ce cri, qui devait être fait avec le plus grand soin. Et il conviendrait de ne s’en servir qu’à bon escient, « pour des motifs vraiment sérieux ».
Je lui ai demandé ce qu’il entendait par « des motifs vraiment sérieux ». Il m’a répondu que ce cri de guerre, un homme le gardait toute sa vie, il fallait donc tomber tout de suite sur le meilleur. Et la seule façon de bien commencer, c’était en dominant sa peur et sa hâte, jusqu’à se sentir gonflé par la puissance : le cri aurait alors toute la force et toute la précision souhaitables. Telles étaient les conditions pour le cri.
Et cette puissance qui devait me gonfler ? C’était quelque chose qui parcourait tout le corps et qui jaillissait du sol où l’on se tenait. Du point bénéfique, plus précisément. Cette force faisait jaillir le cri. Si l’on s’y prenait convenablement, le cri de guerre serait parfait.
Est-ce qu’il allait m’arriver quelque chose ?, lui ai-je encore demandé. Il n’en savait rien, mais il m’a demandé avec insistance de ne pas m’éloigner de ma place tant que cela serait nécessaire, car c’était la seule protection que j’avais contre tout ce qui pourrait m’arriver.
C’est alors que j’ai commencé à être vraiment effrayé. Je voulais qu’il me dise exactement ce qui pouvait m’arriver. Mais tout ce qu’il pouvait dire, c’était d’insister sur la nécessité de ne pas bouger, même pour entrer dans la maison ou aller dans les buissons. Surtout, il ne faudrait pas prononcer un seul mot, même pour m’adresser à lui. Et puis si j’avais trop peur, je pourrais chanter mes chants du Mescalito : j’en savais déjà trop, à l’en croire, pour qu’il fût nécessaire de me rappeler comme à un enfant de tout bien faire comme cela était prévu.
Ces recommandations ont eu pour effet de me plonger dans une profonde angoisse. J’étais sûr qu’il s’attendait à ce que quelque chose m’arrivât. Pourquoi m’avait-il dit de chanter mes chants du Mescalito, et qu’est-ce qui risquait de m’effrayer à ce point ? Cela l’a bien fait rire : peut-être aurais-je peur, tout seul dans le noir. Don Juan est alors entré dans la maison en fermant la porte derrière lui. J’ai regardé ma montre, il était sept heures du soir. Je suis longtemps resté assis. Aucun bruit ne venait de la chambre de don Juan. Tout était tranquille. Le vent soufflait. J’ai eu envie de courir jusqu’à ma voiture pour y prendre mon blouson, mais les conseils pressants de don Juan m’ont retenu. Je n’avais pas sommeil, simplement, je me sentais las. Impossible de se détendre avec le vent qui soufflait.
Quatre heures plus tard, j’ai entendu don Juan faire le tour de la maison. Peut-être était-il sorti par derrière pour aller uriner dans les buissons. C’est alors qu’il m’a appelé d’une voix sonore. « Eh, mon garçon ! J’ai besoin de vous ! »
J’ai failli me lever. C’était bien sa voix, mais pas le ton. Ni son style. Jamais don Juan ne m’avait dit : « Eh, mon garçon ! » Aussi suis-je resté où j’étais. J’ai senti un frisson dans le dos. Il m’a encore crié quelque chose dans le même goût.
Je l’ai entendu faire le tour de la maison. Il a buté contre un tas de bois, comme s’il en avait ignoré la présence. Il est venu vers la véranda et il s’est assis à la porte, le dos au mur. Il semblait plus lourd que d’habitude. Ses mouvements n’étaient ni lents ni maladroits, simplement plus lourds, et il s’était laissé tomber sur le sol, au lieu de s’asseoir avec souplesse comme il le faisait toujours. De plus, il n’était pas à sa place accoutumée, et pour rien au monde don Juan ne se serait assis ailleurs.
Il m’a parlé à nouveau. Il m’a demandé pourquoi j’avais refusé de venir alors qu’il avait besoin de moi. Il parlait d’une voix forte. Je ne voulais pas le regarder, et pourtant j’éprouvais la nécessité de l’observer. Il a commencé à se balancer doucement. J’ai changé de position, et j’ai adopté la position de combat que don Juan m’avait apprise, et je lui ai fait face. J’avais les muscles raides et étrangement tendus. J’ignore ce qui m’a poussé à adopter cette attitude, peut-être parce que j’avais cru que don Juan essayait délibérément de m’effrayer, en essayant de créer l’impression que la personne que je voyais, ce n’était pas lui. Il me semblait qu’il se donnait beaucoup de mal pour agir bizarrement pour me plonger dans le doute. J’avais peur, tout en me sentant au-dessus de cela, puisque j’étais capable d’observer et d’analyser ce qui m’arrivait.
Don Juan s’est levé. Ses mouvements étaient vraiment inhabituels. Il s’est relevé en s’appuyant sur les bras et en soulevant son derrière. Puis il s’est agrippé à la porte et il a redressé le buste. Tout cela me surprenait fort, ce n’était pas du tout sa façon de se mouvoir – j’étais étonné de la connaître si bien – et ce changement m’épouvantait.
Il a fait deux pas dans ma direction. Il se tenait les reins à deux mains comme s’il avait essayé de se redresser avec peine. Il avait le souffle court et la respiration sifflante, le nez bouché, peut-être ? Il a répété qu’il voulait que je vienne avec lui, et qu’il fallait que je me lève pour le suivre. Il s’est dirigé vers le côté ouest de la maison. Je me suis tourné pour lui faire face. Il s’est tourné vers moi. Je n’ai pas bougé de mon emplacement, j’y étais comme collé.
Il m’a crié : « Eh, mon garçon I Je vous ai dit de me suivre. Vous venez, ou il faut que je vous traîne ! »
Il s’est avancé dans ma direction. Je me suis frappé le mollet et la cuisse, et je me suis mis à danser à toute vitesse. Il était au bord de la véranda, presque à me toucher. Je me suis mis en position de défense, mais il s’est éloigné, vers les buissons à ma gauche. Tout en marchant, il s’est soudain retourné, mais je lui faisais face.
Il s’est éloigné. J’ai gardé la même position un moment, et quand je ne l’ai plus vu, je me suis assis en tailleur le dos au rocher. Maintenant, j’avais vraiment peur. J’avais envie de me sauver, mais cela me terrifiait encore davantage. J’aurais été, j’en étais sûr, complètement à sa merci s’il m’avait attrapé pendant que je me dirigeais vers ma voiture. Je me suis mis à chanter une des chansons du peyotl que je savais. Mais elles me semblaient impuissantes dans ces circonstances.
Elles ne servaient qu’à apaiser. Elles m’ont un peu apaisé. Alors, j’ai continué à les chanter.
Vers trois heures moins le quart du matin, j’ai entendu du bruit dans la maison. J’ai immédiatement changé de position. La porte a été violemment ouverte et don Juan est sorti d’un pas mal assuré. Il haletait en se tenant la gorge. Il s’est agenouillé devant moi. Il poussait des gémissements. Il m’a demandé d’une voix sifflante de venir à son secours. Puis il s’est mis à rugir en m’ordonnant de venir. Sa gorge faisait un gargouillement. Il m’a supplié de venir : quelque chose l’étranglait. Il se traînait à quatre pattes. Il s’est arrêté à un mètre de moi. il a tendu les mains dans ma direction. Il m’a dit : « Venez ici l » Puis il s’est levé, les bras tendus vers moi, comme s’il s’apprêtait à m’empoigner. J’ai frappé le sol du pied et je me suis pris le mollet et la cuisse. J’étais absolument terrifié.
Il s’est arrêté, il a fait le tour de la maison et il a disparu dans les buissons. J’ai changé de position pour continuer à faire face à la direction qu’il avait prise. Puis je me suis assis. Je n’avais plus envie de chanter. Mon énergie semblait en train de s’évanouir. Tout le corps me faisait mal. J’avais les muscles raides, avec de douloureuses courbatures. Je ne savais plus que penser. Je ne savais plus si je devais être en colère contre don Juan. J’aurais pu lui sauter dessus, mais il m’aurait écrasé comme une punaise. J’avais envie de pleurer, et je me sentais en proie à un profond désespoir. L’idée que don Juan se donnait tout ce mal pour m’effrayer me tirait des larmes. J’étais incapable de trouver la raison de toutes ces comédies. Je ne savais plus du tout où j’en étais. Ce n’était pas comme s’il avait essayé de mimer une femme, c’était plutôt comme si une femme avait essayé de se faire passer pour don Juan. Elle s’efforçait vraiment de se déplacer avec l’aisance de don Juan, mais elle était beaucoup trop lourde et elle ne possédait pas son agilité. On avait l’impression d’une femme beaucoup plus jeune, lourde, en train d’imiter les mouvements lents d’un vieillard encore agile.
Ces réflexions m’avaient plongé dans l’effroi le plus complet. Un grillon s’est mis à lancer des appels retentissants, tout près de moi. J’ai remarqué l’ampleur de son registre de baryton, semblait-il. Puis les appels se sont éteints. Mon corps a été soudain agité de soubresauts. Je me suis mis en garde
en me tournant dans la direction d’où était venu l’appel du grillon. Le son m’emportait. Il s’était emparé de moi avant que je ne comprenne qu’il ne s’agissait que d’un grillon. Cela a recommencé, beaucoup plus fort. J’ai repris mes chants du peyotl, de plus en plus fort également. Soudain, le grillon s’est tu. Je me suis rassis aussitôt, mais j’ai continué à chanter. Un peu après, j’ai distingué une silhouette humaine qui courait vers moi de la direction opposée à celle d’où venait la voix du grillon. De ma main, j’ai frappé ma cuisse et mon mollet, de toutes mes forces. La silhouette m’a frôlé à toute vitesse. Maintenant, on aurait dit un chien. La peur me paralysait. Ensuite, je ne me souviens plus de rien d’autre.
La rosée rafraîchissante du matin m’a fait du bien. Le phénomène semblait avoir cessé. Il était 5 h 48 du matin. Don Juan a ouvert la porte et il est sorti tranquillement. Il a étendu les bras en bâillant, puis il m’a jeté un coup d’avril. Il m’a fait deux pas dans ma direction, en bâillant toujours. Je distinguais ses yeux entre ses paupières mi-closes. Je me suis levé d’un bond. L’être devant moi n’était pas don Juan.
J’ai saisi sur le sol un petit caillou pointu qui se trouvait à portée de ma main droite, sans le regarder. Je le tenais entre mon pouce et les autres doigts tendus. J’ai fait exactement comme m’avait dit don Juan. En quelques secondes, j’ai senti une force extraordinaire m’envahir. J’ai poussé un hurlement en lançant le caillou ; un cri vraiment splendide. Il m’était tout à fait égal de vivre ou de mourir. Je sentais la puissance terrifiante de ce cri. Perçant et prolongé, il a effectivement dirigé la trajectoire. La silhouette devant moi a vacillé, elle a poussé un hurlement, puis elle a disparu en titubant dans les buissons.
Il m’a fallu des heures pour retrouver mon calme. Je ne tenais plus assis. Je n’arrêtais pas de trotter en rond. Il me fallait respirer la bouche grande ouverte car je manquais d’air.
A onze heures du matin, don Juan est sorti à nouveau. J’allais me lever d’un bond, mais j’ai vu que les mouvements étaient bien les siens. Il est tout de suite allé s’asseoir à son emplacement, et il s’est assis de sa manière habituelle. Il m’a regardé en souriant. C’était bien don Juan ! Je me suis dirigé vers lui, je n’éprouvais plus aucune colère, j’ai pris sa main que j’ai embrassée. J’étais maintenant persuadé que ce n’était pas lui qui avait monté toute cette comédie, mais que quelqu’un avait essayé de se faire passer pour lui dans
l’intention délibérée de me faire du mal ou de me tuer.
Nous avons commencé par nous demander qui pouvait bien
être cette créature femelle qui était censée s’être emparée de
mon âme. Ensuite don Juan m’a prié de lui raconter mon
expérience par le menu.
Je lui ai tout raconté avec beaucoup de décision. Il n’a
cessé de rire, comme s’il s’agissait d’une excellente plaisante-
rie. Après, il m’a dit : « Vous vous êtes très bien comporté.
Vous avez gagné la bataille pour votre âme. Mais la chose
est plus grave que je ne l’imaginais. Cette nuit, votre vie n’a
tenu qu’à un fil. Heureusement que vous saviez quelque chose,
sans cela vous seriez mort, car ce qui est venu voulait votre
fin.
– Comment, don Juan, a-t-elle pu prendre votre
apparence ?
– C’est bien simple. C’est une diablera qui doit posséder
un aide efficace. Mais elle n’a pas bien réussi à m’imiter et
c’est ainsi que vous l’avez démasquée.
– Pour ceux de l’autre côté, un aide est-il la même chose
qu’un allié ?
– Non, l’aide est l’auxiliaire d’un diablero. C’est un esprit
qui vit sur l’autre face du monde et aide un diablero à
provoquer la maladie et la douleur, et l’aide aussi à tuer.
– Don Juan, un diablero peut-il avoir aussi un allié ?
– Les diableros ont des alliés, mais avant de pouvoir en
dompter un, il a généralement un aide pour le seconder.
– Et cette femme qui a pris votre forme, don Juan ? A-t-elle
seulement un aide, et pas d’allié ?
– J’ignore si elle a un allié. Certains n’aiment pas la
puissance d’un allié, et préfèrent simplement un aide.
Dompter un allié est une entreprise difficile. Il leur est plus
facile de trouver un aide.
– Et moi, est-ce que je pourrais trouver un aide ?
– Avant de le savoir, il vous faudra encore beaucoup
apprendre. Nous voici de nouveau au début, presque comme
le premier jour où vous êtes venu me demander de vous parler
du Mescalito, et que je n’ai pas pu, car vous n’y auriez rien
compris. Cet autre côté, c’est le monde des diableros. Il
vaudrait mieux que je vous parle de mes propres sensations,
comme l’avait fait mon bienfaiteur. C’était un diablero et un guerrier, sa vie était tournée vers la force et la violence du
monde. Mais je ne suis pas comme cela. C’est ma nature.
Dès le début, vous avez vu ce qu’était mon univers. Quand
à vous montrer le monde de mon bienfaiteur, je ne peux que
vous en montrer la porte, et ce sera à vous de prendre un
décision. Et vous devrez apprendre grâce à vos seuls efforts.
Je dois reconnaître ici que j’ai commis une erreur. Il vaut
mieux, je le vois maintenant, commencer comme on l’a fait
pour moi. Il est ensuite plus facile de voir la différence dans
sa simplicité et sa profondeur. Un diablero, c’est un diablero,
et un guerrier, c’est un guerrier. Un homme peut aussi être
les deux. On en trouve un certain nombre. Mais l’homme
qui traverse seulement les chemins de la vie est tout. Je ne
suis aujourd’hui ni un guerrier ni un diablero. Pour moi, il
n’y a que le parcours des chemins avec un cœur, n’importe
quel chemin. C’est là que je voyage, et pour moi le seul défi
qui vaille c’est de le parcourir en entier. C’est ainsi que je
travaille – en observant sans cesse, à en perdre le souffle.
Il s’est arrêté. Son visage reflétait une gravité inhabituelle
chez lui. Je ne savais trop que dire. Puis il a continué :
« Ce qu’il faut apprendre, c’est comment découvrir la
fissure entre les deux mondes, celui des diableros et celui des
hommes vivants. Il existe un point où ces deux mondes se
chevauchent. La fissure est là, elle s’ouvre et se ferme comme
une porte qui bat au vent. Pour arriver là, un homme doit
exercer sa volonté. Il doit, à mon avis, développer un désir
insatiable d’y parvenir, y consacrer toutes ses pensées. Mais
il faudra qu’il le fasse sans l’aide de qui que ce soit. L’homme
solitaire devra ainsi réfléchir et attendre le moment où son
corps sera prêt pour entreprendre ce voyage. Cela s’annonce
par de violents tremblements des membres et des vomissements. On ne peut alors ni manger ni dormir, l’homme
s’affaiblit. Au sommet de ces convulsions, voilà l’homme prêt
à partir, la fêlure entre les deux mondes s’ouvre devant ses
yeux, comme une gigantesque porte. Il doit alors y pénétrer,
mais il ne distinguera pas grand chose, il y souffle un vent
violent, on dirait une tempête de sable, le vent tourbillonne.
On avance alors dans une direction quelconque, et le voyage
sera long ou bref, en fonction de la volonté du voyageur. Un
homme à la volonté forte n’aura qu’un bref voyage, l’homme
faible et hésitant marchera longtemps au milieu des dangers.
On atteint ainsi une sorte de plateau, dont on peut distinguer clairement certains aspects. On le reconnaît aussi au vent violent qui y règne, et qui se transforme en tourbillon qui vous fouette en rugissant. C’est là que se trouve la porte de l’autre monde. Une membrane sépare les deux mondes. Les morts la traversent sans bruit, mais nous, nous devons pousser un grand cri. Le vent se renforce, le même qui souffle sur le plateau. Lorsqu’il est assez fort, on crie de toutes ses forces, et le vent nous emporte de l’autre côté. Il faut montrer alors une volonté inflexible pour pouvoir dompter ce vent : en effet, une simple petite poussée suffit, inutile de se laisser emporter tout au bout de l’autre monde. Une fois de l’autre côté, il faut regarder autour de soi. La chance serait de trouver un aide tout de suite – pas trop loin de l’entrée – à qui demander son appui. On doit, avec les mots dont on dispose, demander à l’aide de nous montrer comment devenir diablero. Si l’aide accepte, il tue l’homme à l’instant, et pendant qu’il est mort, on lui enseigne ce qu’il doit savoir. Quand vous ferez le voyage, si vous avez de la chance, peut-être rencontrerez-vous un grand diablero pour devenir votre aide. La plupart du temps, cependant, on ne rencontre que des brujos de moindre envergure, et qui n’ont pas grand-chose à enseigner. Mais ni vous ni eux ne peuvent refuser. Le mieux est de trouver un aide mâle, pour ne pas risquer de devenir la proie d’une diablera, qui vous ferait souffrir d’une manière incroyable. Les femmes sont toujours ainsi. Mais c’est une simple question de chance, à moins d’avoir un bienfaiteur qui soit lui-même un grand diablero, auquel cas il disposera de nombreux aides dans l’autre monde, ce qui lui permettra de choisir le meilleur. C’était le cas de mon propre bienfaiteur : il m’a fait rencontrer l’esprit qui l’aidait. Quand vous reviendrez, vous ne serez plus le même. Il vous faudra souvent revenir voir votre aide. Il vous faudra également aller au hasard de plus en plus loin, jusqu’à ce qu’un jour vous alliez trop loin. Alors vous ne pourrez plus revenir. Il arrive qu’un diablero s’empare d’une âme, qu’il la pousse par l’entrée, et qu’il la laisse sous la garde d’un aide jusqu’à avoir volé toute sa volonté à la personne. Dans d’autres cas, le vôtre par exemple, l’âme appartient à une personnalité puissante, et le diablero la gardera peut-être dans sa sacoche, ne sachant trop comment l’emporter autrement. Dans un cas comme le vôtre, un combat peut résoudre le problème – un combat où
le diablero gagne tout, ou perd tout. Cette fois-ci, il a perdu,
et il a dû relâcher votre âme. S’il avait gagné, il l’aurait donnée
à garder à son aide.
– Mais comment ai-je gagné ?
– Vous n’êtes pas sorti de votre emplacement. Si vous vous
en étiez éloigné d’un centimètre, vous auriez été brisé en
morceaux. Elle a choisi le moment où je n’étais pas là pour
frapper, et elle s’y est fort bien pris. Mais elle a échoué car
elle a compté sans votre nature, qui est violente, et également
parce que vous n’avez pas bougé de cet endroit où vous êtes
invincible.
– Comment m’aurait-elle tué ?
– Elle vous aurait frappé comme la foudre. Mais surtout,
elle aurait gardé votre âme, et ensuite vous auriez dépéri.
– Que va-t-il arriver maintenant, don Juan ?
– Rien. Vous avez repris votre âme de haute lutte. Cela
a été une belle bataille. Vous aurez appris bien des choses
cette nuit,
Ensuite nous avons essayé de retrouver le caillou que j’avais
lancé : cela aurait prouvé, d’après don Juan, que cette affaire
était bien terminée. Nous avons bien cherché pendant trois
heures. J’étais sûr de le reconnaître. Mais nous n’avons rien
trouvé.
Le même jour en fin d’après-midi, don Juan m’a emmené
dans les collines derrière sa maison. Il m’a alors donné de
longues instructions détaillées sur les différentes façons de
se battre. Comme nous répétions certains pas, je me suis
retrouvé seul. J’avais gravi une pente en courant et j’étais
hors d’haleine. Je transpirais abondamment, mais je me
sentais glacé. J’ai appelé plusieurs fois de suite don Juan, mais
il ne m’a pas répondu. Une étrange appréhension m’a envahi.
J’ai entendu un froissement dans les broussailles, comme si
l’on s’approchait de moi. J’ai écouté attentivement, et le bruit
s’est arrêté. Il a repris ensuite, plus proche et plus fort. Je
me suis dit que ce qui s’était passé la nuit précédente allait
recommencer. En quelques secondes, j’ai été saisi de panique.
Le froissement se rapprochait toujours, je me sentais sans
force. J’aurais voulu hurler ou éclater en sanglots, me sauver
en courant ou m’évanouir. Je sentais mes genoux fléchir sous
moi. Je suis tombé en gémissant sur le sol. Je n’arrivais même
pas à fermer les yeux. Après cela, je me souviens simplement que don Juan a allumé un feu et qu’il a massé les muscles noués de mes bras et de mes jambes.
Je suis resté dans cet état de profond abattement pendant plusieurs heures. Ensuite, don Juan m’a expliqué que cette réaction disproportionnée était très fréquente. Je lui ai expliqué comment il m’était tout à fait impossible de justifier cette panique qui m’avait envahi. Ce n’était pas, a-t-il prétendu, la peur de la mort, mais plutôt celle de perdre mon âme, une peur commune à tous les hommes dont le dessein était trop vague.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire